Vivre sa vie plutôt que de survivre...
Sois présent dans ton corps…
Détends ton mental…
…Tu constateras que tu es déjà celui que tu recherches.

L’histoire de la tasse de thé

[Extrait du livre de Richard]

J’ai décidé de quitter Londres, de quitter le centre de Tai Chi, de quitter mes amis et de partir pour un voyage spirituel intérieur, peu importe où il m’emmènerait. J’avais besoin de repartir à zéro ; de purifier les fondations qui avaient été construites jusque-là, de les laisser s’en aller, d’en reconstruire de nouvelles (en utilisant le Tai Chi Chuan comme manière d’atteindre une vie pure au cœur du monde) et de suivre le chemin spirituel qui s’ouvrait devant moi grâce à Geshe Damcho et son centre bouddhiste. Chaque matin nous nous levions à six heures pour allumer les bougies des offrandes dans la salle de méditation, pour faire le thé, chanter et méditer en groupe jusqu’à sept heures trente. Le petit-déjeuner arrivait ensuite puis, aux alentours de neuf heures trente, je commençais ma pratique du Tai Chi.

Un matin, alors que je me rendais à ma pratique, suivant le conseil que j’avais entendu des années plus tôt sortir du fond de moi, je vis Geshe-la marcher derrière la fenêtre. Il se tourna, me fixa avec un large sourire espiègle et se mit à danser en tournoyant sur un seul pied ; une façon de faire vraiment peu respectable… Nous avons ri tous les deux et avons repris notre chemin. Ça se passait ainsi. J’entendais ses pas descendre les escaliers qui menaient au couloir et à la porte principale. Certaines fois ses pieds tournaient à droite et se dirigeaient vers la cuisine, d’autre fois ils tournaient à gauche vers le porche extérieur mais tôt ou tard il passait devant ma fenêtre, croisait mon regard, mon esprit et mon cœur, me faisait rire et on passait à la suite.

Après un certain temps, il prit goût à m’interrompre brutalement. J’étais profondément occupé, en position alignée, à relâcher des siècles de tensions, lorsque la porte s’ouvrait soudainement et il apparaissait. “Comment ça va ?” me disait-il. “Belle journée n’est-ce pas ?” A propos de tout et rien, parfois on dissertait pendant des heures, et d’un coup il disparaissait… J’avais perdu une de mes heures précieuses de Tai chi ; je restais dérouté mais honoré par cette intrusion…

Au bout d’un certain temps, cela commença à me contrarier. Je ne me permettais pas d’aller le déranger lorsqu’il était occupé à sa pratique alors pourquoi se permettait-il de le faire ? Dès que j’entendais le bruit de ses pantoufles dans l’escalier, ma pratique s’interrompait instantanément à l’idée de la menace d’une interruption. En fait, j’avais juste à entendre ce bruit pour sentir l’énervement monter. Je trouvais cela d’autant plus blessant et perturbant que j’aimais et je respectais cet homme extraordinaire, au grand cœur, au sourire aussi éclatant que le soleil, d’une conscience intensément vivante et radieuse. Quelques jours après ses journées de méditation particulières, il était plutôt chancelant comme s’il avait de la peine à encaisser les choses. Il était difficile de l’approcher, une atmosphère vibratoire l’entourait.

Je me suis dit qu’il s’agissait d’un test. C’était ça ! Et j’avais à chaque fois échoué. La prochaine fois je l’ignorerais, je resterais profondément concentré sur ce que je ferais et je verrais bien ce qui se passerait. Le lendemain j’étais prêt. Prêt à ignorer Geshe Damcho, ce qui n’était pas chose aisée. Cela pouvait être interprété comme quelque chose de profondément irrespectueux envers le maître, le détenteur des enseignements bouddhistes, un de ceux au-dessous desquels je m’étais placé en vivant au Centre. Malgré sa sagesse féminine enjouée et sa chaleur durant les quelques mois de ma présence au centre, j’avais également ressenti son côté ferme et strict. Un jour il entra alors que je pratiquais la forme de l’épée. J’avais une épée en bois en main et il entra avec sa manière habituelle, avec pour différence cette fois qu’il me lança un regard et fit un commentaire sur la façon de tuer quelqu’un puis il s’en alla. Je repris ma pratique.

A mon grand soulagement et malgré tout avec regret, Geshe-La ne réapparut plus ce jour-là, ni le suivant, en fait il n’apparut plus de la semaine, ce qui était fort inhabituel tant ses interruptions étaient devenues fréquentes. Mais quelques semaines plus tard, une fois que je n’y pensais plus, je les entendis.

Ses pantoufles.

Elles montèrent au WC à l’étage, en ressortirent, tournèrent à gauche et descendirent le tapis rouge des escaliers en direction de ma porte. Elles ne se dirigeaient pas vers le jardin, elles arrivaient tout droit, en direction de MA PORTE.

J’étais en plein milieu de la Forme Longue et je tournais le dos à la porte. Elle s’ouvrit. Rien. Il n’entra pas, il ouvrit simplement la porte. Je fis semblant d’être profondément concentré sachant que le flux de la forme me tiendrait à l’écart quelques minutes avant qu’il ne me replace en face de lui. Rien ne se passa. Je commençais à le regretter. Des gouttes de sueur commençaient à couler sous mes bras. Je pouvais les sentir couler sous mon T-shirt. Mes jambes se sentaient creuses, frêles, comme une brindille d’hiver tremblant dans la tempête. J’avais ralenti de plus en plus au point d’atteindre la position de retour. Je pensais “Ah bon, allons-y”.

Au moment où je me retournais, je vis Geshe se penchant en avant avec une telle intensité dans le regard. Je vis deux perles noires et brillantes me regarder profondément. Je m’arrêtai, clignai des yeux, tenu par une force attendue mais quand même complètement surprenante, comme un lapin pris par la lueur des phares. Finalement je vis qu’il était sur le point de dire quelque chose. Je semblais avoir été figé dans la posture du Fouet Simple depuis des lustres. Mes épaules me faisaient mal et j’étais trempé.

“Je pense que tu ferais mieux de faire une tasse de thé” dit-il avec dédain. “Ca serait vraiment mieux pour toi que ça.” Il agita sa main en direction de ma place de pratique. Il ferma la porte. Quand ses pantoufles redescendirent l’escalier, j’étais toujours dans la même posture, clignant des yeux et de l’esprit.

Ma première réaction fut celle d’un choc total. Un choc absolu. Voici qu’une des personnes que je respectais le plus au monde me dit que la chose qui est la plus sacrée pour moi n’est pas mieux que de faire une tasse de thé ; qu’en fait, faire une tasse de thé est mieux. La deuxième fut une colère totale. J’étais furibond. J’avais envie de sortir en trombe et d’aller l’étrangler. La troisième fut “OK, alors je me fais moine. Je me fais ordonner.” Mais la suivante me fit me demander ceci : “oui mais qu’adviendra-t-il des personnes à qui je vais enseigner ce soir ?” Au moment où j’entrais dans la salle, allais-je leur dire “Désolé les gars, nous aurons juste une tasse de thé ce soir. C’est comme ça, c’est la seule chose que nous allons faire. C’est bien mieux que le Tai Chi.” Voilà la gamme d’émotion qui me traversait, bang bang bang bang. Mettez-vous à ma place. Comment vous sentiriez-vous ?

Après cela, j’ai continué à pratiquer et à enseigner mais cette phrase me rongeait. Elle était gravée en moi. “Que fais-tu – Tu ferais mieux d’aller faire une tasse de thé. Tu crois que tu joues à quoi ? ” Je suis juste resté ainsi (une des choses que je fais très bien), je ne me suis pas laissé distraire, et petit à petit j’ai commencé à comprendre. Il voulait simplement me dire que si je pratiquais le Tai Chi dans le but de devenir puissant, de me faire aimer, de devenir quelqu’un de spécial, de différent, alors je ferais mieux de m’en aller et de faire une tasse de thé. Parce que lorsque vous faites une tasse de thé, vous faites simplement une tasse de thé. Les gens ne vous paient pas pour faire une tasse de thé. Ils ne vont pas venir et dépenser 150 livres sterling pour apprendre à faire une tasse de thé. Ils ne vont pas revenir chaque semaine pour deux heures juste pour faire une tasse de thé. De plus, vous le faites souvent pour quelqu’un d’autre, ce n’est pas une grosse affaire. Vous faites juste une tasse de thé. Je commençais à comprendre. Le problème était ma façon de pratiquer le Tai Chi. Cela augmentait mon ego, mon sentiment d’identité, ça ne le diminuait pas. Je réalisais que je me comportais comme si je n’étais pas assez bien. Je devais être bon à quelque chose et j’avais besoin que les gens me voient comme quelqu’un de bon à quelque chose, et j’avais besoin de leur enseigner quelque chose juste pour que je me sente bien avec moi-même.

Geshe m’invitait à m’interroger non seulement sur mes raisons de pratiquer le Tai Chi, mais aussi sur ma façon de le faire. Il m’invitait à pratiquer le Tai Chi comme on fait une tasse de thé. Ce n’est pas un problème. C’est comme les arbres qui se penchent dans le vent, ils le font, simplement. Comme l’herbe qui pousse ou mes poumons qui me font respirer. Une tulipe est-elle paranoïaque parce qu’elle n’est pas une rose ? Un lion peut-il être une chèvre ? Il parlait de Non-Action (Wu – Wei). Une action entreprise sans conscience de soi mais avec conscience. C’est l’essence du Tai Chi. C’est le calme dans le mouvement, l’”œil du cyclone”. Celui qui s’y trouve n’a pas rompu son lien avec l’Univers, il est encore dans le “jardin d’Éden” pour utiliser une métaphore chrétienne.

De nombreuses formes que nous pratiquions par paires avaient également disparu. Je connaissais une autre forme, un autre système complet qui s’en est allé lui aussi. Et beaucoup d’autres choses que j’ai vraiment oubliées maintenant. Elles sont juste parties. J’ai commencé à les tamiser au travers de l’histoire de la tasse de thé, j’ai utilisé celles qui sont restées et abandonné celles qui étaient passées au travers. Le Chuan est devenu très profilé. Il est devenu un doigt très précis qui ne subit ni l’influence de la culture, ni de la forme excessive ni de la mentalité de groupe. Si le Tai Chi ne se trouve pas dans les choses simples, il ne se trouve en nulle part. En faire plus n’est pas nécessairement mieux. Gardez les choses simples, précises et au service du Tao.